Hasankeyf : 10 000 ans d’histoire sous pression

Posted on Sep 9, 2008 in Expédition 2008, Mardin/Hasankeyf, Turquie

Un projet de barrage en zone kurde, dans le sud-est de la Turquie, doit détruire, entre autres, la ville d’Hasankeyf, l’une des plus anciennes villes de Mésopotamie, berceau de notre civilisation.


Sur une falaise de presque 200 mètres au-dessus du Tigre, à quelques encablures de la frontière syrienne, se dressent les ruines d’Hasankeyf. Au sommet, de vieilles pierres, restes d’un château et d’une mosquée : le souvenir d’un glorieux passé se déroule tout au long de cette pente abrupte. Cinq milles grottes parsèment la roche, anciennes habitations troglodytes adaptées au climat chaud et aride des bords du grand fleuve mésopotamien; celui-là même qui les engloutira d’ici quelques années si la Turquie s’entête à construire le barrage d’Ilisu, 80 km en aval.


Depuis plus de 50 ans, le gouvernement turc a lancé une vaste politique de construction de barrages, avec deux objectifs principaux: énergétique et agricole, facilitant l’irrigation d’une région très sèche. Concernant le barrage d’Ilisu, la Turquie veut en faire la quatrième centrale hydroélectrique du pays et le deuxième plus grand bassin de rétention d’eau. D’après les sources officielles, il devrait produire 3% de l’électricité du pays et générer 10 000 emplois.


Les abysses de la realpolitik


Mais ces promesses de mânes économiques ne font pas rêver tout le monde. Le prix à payer est lourd. D’abord, d’un point de vue écologique, les nombreux barrages sur une même rivière cassent le cycle naturel de l’eau. Volkan Pirincci, volontaire à l’association turque Doğa [nature], tente d’informer les habitants d’Hasankeyf et les touristes sur les conséquences environnementales: «De nombreuses espèces d’oiseaux et de mammifères vivent ici, dont beaucoup sont en voie de disparition. La montée des eaux les privera de leur habitat naturel et elles disparaîtront.» C’est aussi sur le plan historique que l’association milite. Hasankeyf porte en elle presque 12 000 ans de civilisation. Nombreux sont les peuples, des Assyriens aux Ottomans, qui ont vécu dans cette montagne creusée. «Le gouvernement n’a toujours pas ordonné la fouille complète du site», se désespère Volkan. «À peine 5% de cette zone sera étudiée avant l’immersion ! Seule la période ottomane aura été mise à jour…»


Le gouvernement a promis de déplacer les monuments les plus importants au sec sur l’autre rive. Mais là encore, les associations et les habitants s’inquiètent: d’une part de la faisabilité (comment déplacer, par exemple, les ruines d’un pont vieux de presque 6 000 ans) mais aussi de la localisation (aucune zone précise n’ayant été encore définie).

Autre conséquence de taille: le déplacement des populations. Entre 50 000 et 75 000 personnes habitant sur le parcours du fleuve seraient concernées, selon le rapport d’un comité d’experts nommé par les financeurs du barrage, sous la pression des ONG – il s’agit principalement d’agences de crédits étrangères, allemandes, autrichiennes et suisses. Selon ce même rapport, rien n’a encore été fait, ni site de relogement ni fond de compensation des revenus des populations affectées par le projet.

Maîtriser l’eau


Enfin sur le plan politique, la Turquie cherche à maîtriser l’ensemble des cours d’eau sur son territoire. Le barrage d’Ilisu fait partie du GAP, projet de développement de l’Anatolie du Sud-est dont les conséquences dépassent ses propres frontières. Le Tigre et l’Euphrate irriguent aussi la Syrie et l’Irak. Or les barrages turcs assèchent les fleuves et leurs affluents. Au début de l’été 2008 le premier ministre iraquien a demandé à la Turquie d’augmenter le débit des deux fleuves pour stopper les sécheresses qui sévissent dans ce pays. C’est la face cachée du projet GAP : en assumant à elle seule maître des cours d’eau du plateau mésopotamien, la Turquie se dote d’une arme diplomatique conséquente.


Sur un plan intérieur, l’enjeu est aussi fondamental. Beaucoup de barrages sont dans le sud-est de la Turquie, zone kurde aux velléités indépendantistes. Le développement des infrastructures imprimera une présence plus accrue du gouvernement turc dans une région frontalière instable. Développer l’économie de l’est pour refroidir les tensions communautaires est un objectif non dissimulé du gouvernement turc. C’est dans ce sens que le premier ministre Recep Tayyip Erdogan annonçait en août 2006 lors de l’ouverture du chantier d’Ilisu : «le pas que nous franchissons prouve que le Sud-Est n’est plus laissé pour compte».

Mais le projet se fait sans la collaboration ni des pays limitrophes, ni des représentants kurdes. Les pressions extérieures autour du barrage sont grandissantes mais le gouvernement turc semble sourd aux diverses revendications. Le début des travaux annoncé par Erdogan s’est fait alors que les études de faisabilité ordonnées par les agences de crédits étrangers émettaient de gros doutes sur la faisabilité du projet.


Les années passent, mais la vie s’est comme arrêtée à Hasankeyf. Sous ces tonnes d’eau fantôme, les habitants se noient dans une attente éreintante : aucune construction nouvelle, aucune extension de bâtiment ni aucune exploitation des terrains environnants n’est possible. Même les activistes les plus acharnés sont érodés et ne vivent plus que dans l’expectative d’une réponse définitive.


Stanislas Denis-Callier
Août 2008